Interview sur les douleurs chroniques, de Dr Manon, malade chronique

Interview sur les douleurs chroniques, de Dr Manon, malade chronique

 

Dr Manon, @manonpatiente, malade chronique et blogueuse sur le site http://www.alorscommentcava.com/

 

Q1. On sait le parcours de soins difficile pour les patient-es qui ont des douleurs chroniques. Les médecins, selon votre expérience, sont-ils suffisamment ouvert-es ou formé-es sur ces problématiques ?

 

D’après mon expérience, les médecins en général ne sont pas assez formés aux problématiques douleurs. Par exemple, je n’ai pas été “envoyée” au centre douleur, j’ai trouvé moi-même, en fouillant sur internet, l’existence de ces centres. Quand mes douleurs très intenses sont apparues, après avoir éliminé des causes aiguës, les médecins ont continué à me prescrire du paracétamol codéiné en me disant “bon si vous en avez besoin alors on continue”. On sentait bien qu’ils étaient embêtés de poursuivre ces prescriptions, qui d’ailleurs me soulageaient de manière très insuffisante. Je ne savais pas qu’il existait d’autres molécules. Aussi un jour, un clinicien m’a dit « le problème du centre douleur c’est qu’une fois que vous y entrez, vous êtes perdu pour la médecine, on ne cherche plus pourquoi vous avez mal ». C’est tout à fait faux. On peut parfaitement être soulagé/partiellement soulagé par le centre anti douleur, et continuer les investigations. Parfois la découverte de la cause permet d’arrêter le suivi au centre douleur, parfois les deux se complètent, notamment si la maladie se soigne mal et/ou qu’elle a une composante douleur forte.
 

 

Q2. Que pensez-vous des Centres d'Évaluation et de Traitement de la Douleur ainsi que des prises en charge qu'ils proposent ?


J’en ai connu personnellement 3. Je trouve qu’ils sont très bien, indispensables même. Mais ils manquent de moyens, notamment de médecins. Les délais de rendez-vous sont beaucoup trop longs, notamment à l’échelle de la douleur (c’est incroyable d’attendre 6 mois un rdv pour une douleur qui vous empêche de bouger par exemple). Ils manquent aussi de professionnels hors médecins. Des secrétaires pour envoyer des courriers, notamment les renouvellements des ordonnances sécurisées (oui cela semble « tout bête »), des psychologues et des psychiatres. Un seul centre parmi mes trois avait un psychiatre, que l’on pouvait voir une fois tous les 6 mois (il valait mieux ne pas aller trop mal donc). Néanmoins, ce psychiatre était essentiel, car il savait voir « la souffrance mentale » par le prisme de la douleur. Un psychiatre « normal » ne comprend pas en général que la douleur puisse « rendre fou ». Une fois, j’ai demandé à être suivie par une psychologue du centre. On m’a renvoyée vers « la ville », faute de moyens. C’est très problématique car justement « la ville » est souvent lucide sur le fait que les cas douloureux hospitaliers doivent être pris en charge par des psychologues habitués à travailler avec des maladies à impact lourd, donc des hospitaliers a priori. J’ai beaucoup aimé aussi l’existence de « psycho-sociologues » dans un centre, qui étaient en fait des esthéticiens. Les médecins algologues disaient « on a moins mal si on se sent beau », c’est assez vrai. Enfin, j’ai parfois été déroutée par des pratiques qui devraient être proposées au cas par cas et non imposées ni systématisées : la musicothérapie ou la sophrologie. En soi, je n’ai rien contre, voire même cela peut être très bien, mais il ne faut pas laisser ces pratiques seules se substituer aux médicaments. Ni avoir à entendre de la bouche du soignant « à partir de maintenant, vous n’avez plus mal ». C’est d’une part énervant et désespérant pour le malade, et cela relève objectivement du charlatanisme anti-déontologique.

 

Q3. Quelles sont les difficultés pour un-e patient-e ayant des douleurs chroniques à consulter un nouveau médecin ?


Je pense que c’est surtout une difficulté si on prend des traitements « forts » : on peut être vite perçu comme « douillet », ou « drogué », ou « fou ». Aussi, c’est difficile de comprendre qu’un problème « continue », est toujours là et parfois toujours aussi intense, qu’il n’y a pas vraiment de solution et que donc la douleur persiste. On entend parfois « il a fini par s’habituer à la douleur ». C’est faux on ne s’habitue jamais. En général, c’est plutôt que la douleur a diminué grâce aux différentes stratégies mises en place.
Un autre problème se pose pour les nouveaux diagnostics. On peut prendre l’exemple tout simple de la traumatologie « vous arrivez à marcher alors la hanche n’est pas cassée ». Si on est sous morphine en continu par exemple, les choses ne sont pas si simples.

A l’inverse, souvent les gens pensent que sous morphine en continu « on ne sent plus son corps », et que donc un nouveau problème douloureux n’a pas forcément besoin d’être traité. C’est faux.

Au final, devant chaque nouveau médecin, on a l’impression qu’il faut toujours agiter une sorte de drapeau « attention, ne réfléchissez pas comme d’habitude pour poser un diagnostic, car mes seuils de douleur sont abaissés par les traitements. Croyez mon ressenti et aidez-moi en conséquence s’il-vous-plaît ».

 

Q4. On parle souvent de la mauvaise gestion de la douleur dans les services d'urgence. Qu'en pensez-vous ? Seriez-vous favorable à la création d'urgences dédiées à la douleur comme cela existe déjà notamment pour les céphalées ?

 

Pour ma part, ma douleur a toujours été très bien prise en compte dans les services d’urgence. C’est-à-dire qu’on m’a presque toujours je pense, demandé si j’avais mal  La chose que je regrette est que - comme souvent - on administre au patient une molécule avant de lui demander son avis, avant d’avoir demandé s’il avait déjà bien/mal toléré cette molécule, avant d’avoir demandé s’il prenait un traitement au long cours contre la douleur (souvent aux urgences, les multiples interlocuteurs ne facilitent pas la transmission des informations). ). Aussi, administrer du Perfalgan ou du Spasfon à quelqu’un qui est sous morphinique en continu, n’est probablement pas très pertinent, voire complètement inutile. Encore une fois, il manque du temps de soin pour pouvoir échanger avec le patient, consulter son dossier, etc ; parfois on a l’impression que la solution Perfalgan c’est la facilité pour se dire que la douleur a été prise en compte.
Des urgences dédiées c’est toujours très bien, mais ce qu’il faut avant tout c’est une uniformisation de la prise en charge sur tout le territoire. Ce n’est pas acceptable de souffrir moins à Paris qu’à Pernay sous prétexte qu’on se trouve dans la capitale. Tous les médecins du territoire doivent être également formés à la douleur et aux multiples façons de la traiter, connaître les multiples molécules et protocoles disponibles.

 

Q5. Quels sont les impacts des restrictions de prescription à 28 jours ou des ordonnances non renouvelables dans la douleur ? Y a t-il un renoncement aux soins liés à ces mesures ou bien cela ajoute-t-il au fardeau d'une maladie chronique ?


Le problème des 28 jours est une catastrophe. Il faut placer des notes dans son agenda, prévoir les rendez-vous médicaux à l’avance en conséquence (alors que c’est dommage d’utiliser du temps médical pour des raisons administratives), se rendre à la pharmacie à des dates précises (ce qui n’est pas toujours possible selon son état). Ce n’est pas possible d’avoir une « petite réserve » en cas de rupture du fournisseur. Et franchement, dans le cadre de la douleur chronique, cela n’a aucun sens. On n’arrête pas d’avoir mal après 28 jours. Cela me fait penser aux décisions de la MDPH valables 2 ans alors que la maladie est incurable. Au final, pour moi et mes médecins, cela rajoute un réel fardeau. Je ne renonce pas aux soins car j’ai trop mal et que j’ai des aidants, une pharmacie proche, mais je peux tout à fait imaginer une situation de renoncement aux soins malgré soi et donc potentiellement une catastrophe clinique si la douleur s’envole chez un patient isolé, sans solution de soulagement.

 

Q6. Avez-vous l'impression qu'il y a suffisamment de recherche sur les problématiques liées à la douleur? Avez-vous l'impression de façon plus générale que la question de la douleur est assez importante dans le système de santé ?


Non pas du tout. On est depuis des années sur le système des morphiniques globalement, et c’est tout. Il faudrait vraiment beaucoup plus de moyens pour la recherche (comme d’habitude…). Et il faudrait aussi que l’on s’intéresse beaucoup plus aux publications du domaine car il y en a quand même. Par exemple, on pense bien trop peu aux anti-NMDA ou aux solutions en préparation magistrale de type crème. Ce ne sont vraiment que deux exemples.
Sinon je trouve que globalement, dans le système de santé, la question de la douleur est assez bien rentrée dans les mœurs. C’est-à-dire qu’on nous demande souvent « vous avez mal ? » parfois au détriment d’autres préoccupations éventuellement plus importantes (c’est-à-dire qu’on peut avoir tendance à se dire que si on a demandé au patient s’il a mal, on a bien fait son travail, alors que le soin, y compris de la douleur, ne se limite pas à ça). 

 

Q7. Avez-vous l'impression que les soignant-es ont une crainte à la prescription d'antalgiques assez puissants pour obtenir l'antalgie du fait du risque addictif supposé de ceux-ci ? Si oui, est-ce que cette "crainte" vous paraît fréquente ?

 

Oh que OUI. Ce phénomène est absolument insupportable et même dangereux (ne pas traiter un douloureux peut mener « tout simplement » au suicide de ce dernier s’il souffre trop).
La diabétique n’est-il pas addict à l’insuline ?
L’insuffisant surrénalien n’est-il pas addict à l’hydrocortisone ?
Le malade de polyarthrite n’est-il pas addict à son anti-inflammatoire ?

De la même façon, le malade de la douleur a besoin du médicament qui correspond à son degré de souffrance. S’il est nécessaire que ce soit de la morphine, alors c’est comme ça un point c’est tout. Il faut naturellement rester vigilant à ce qu’on appelle la perte d’efficacité, qui entraîne souvent l’augmentation des doses et donc l’accoutumance. Pour lutter contre cela, on sait qu’il est pertinent et efficace de faire des rotations thérapeutiques. On peut parfois même revenir sur une molécule déjà prise par le passé. Aussi, le besoin d’augmentation des doses n’est pas du tout le cas chez tous. Enfin, pour les douleurs « semi-chroniques », c’est-à-dire qui durent longtemps mais qui finissent pas s’arrêter, on peut tout à fait mettre en place en système de décroissance progressive avec un accompagnement médical si besoin, comme c’est le cas par exemple de la cortisone ou de certains antiépileptiques comme la gabapentine.

 

Q8. Vous présidente, que feriez-vous pour améliorer la prise en charge de la douleur en France en 2022 ?

 

Je n’ai jamais été très bonne pour la politique mais je tente quelques propositions :

-des services douleur dans chaque centre hospitalier

-des délais de rdv dans ces services n’excédant pas 1 semaine

-des durées de rdv dans ces services d’au minimum 1h (potentiellement davantage la première fois, puis davantage une fois par an pour refaire un bilan général)
-des psychiatres et des psychologues dans ces services, formés et à disposition des patients afin que chaque personne qui en a besoin puisse se voir proposer un suivi

-des « médecines douces » pour ceux qui le souhaitent, mais encadrées, pour éviter les « dérives »

-la suppression des limites des ordonnances à 28 jours quand le traitement est établi depuis plusieurs mois et que le patient comprend les risques éventuels des surdosages (comme pour toute molécule)

-l’obligation pour le pharmacien d’avoir toujours 1 mois d’avance sur toutes les molécules antalgiques de sa patientèle afin d’anticiper toute rupture

-une campagne massive d’informations sur l’utilité des antalgiques en même temps que les campagnes déjà en action sur leur dangerosité

-un investissement majeur dans la recherche sur de nouvelles molécules antalgiques

-l’élargissement massif des AMM d’un grand nombre de molécules

-probablement bien d’autres choses auxquelles je ne pense pas…